De nombreux siècles après l’invention de la notation tabulaire des nombres par les Babyloniens (avec seulement deux signes) en Mésopotamie, de nouveaux documents tabulaires sont réapparus. Il semble alors qu’il y ait eu une idée commune, à chaque fois reprise et développée, des tablettes sumériennes et des premières partitions musicales aux cartes perforées des orgues de Barbarie, des métiers à tisser lyonnais et des premiers calculateurs d’IBM... Nous allons voir comment a eu lieu cette révolution scientifique et technique, à partir des mystérieux orgues de Barbarie.
Par C. R.
Publié le 27/07/2022
Dernière modification le 26/11/2024
Deux mécanismes de lecture de cartes perforées étrangement semblables : à gauche celui d'un orgue de Barbarie tel qu'il était déjà au XVIIe siècle (arrivé par l'Italie mais on ne sait d'où ni quand) ;
à droite celui d'une tabulatrice IBM au XXe siècle.
Repartons d’une tablette mésopotamienne et plus précisément babylonienne : nous avons vu que le système de notation des nombres consistait à décaler les signes d’un cran à gauche ou à droite en fonction de la puissance de 60 correspondant au nombre (comme une virgule flottante).
Imaginons maintenant que nous faisions tourner cette tablette d’un quart de tour et que nous matérialisions les colonnes – devenues des lignes suite à cette rotation à 90° – par une série de lignes horizontales. Nous obtenons la portée d'une partition musicale. Or, en effet, la hauteur des notes placées sur une ligne ou un interligne correspond en réalité à un nombre correspondant lui-même à une grandeur physique : une fréquence qu’on peut exprimer en Hertz. Ainsi, pour passer d’une note à une autre, située un demi-ton au-dessus, il faut multiplier la fréquence de la première note par la racine douzième de 2, soit 1,059 (si on le fait douze fois, autrement dit si on passe d’une note à une autre qui se situe une octave au-dessus, on multiplie la fréquence par deux : au-dessus du la du diapason à 440 Hz se situe un la plus aigu à 880 Hz). Tout comme sur une tablette mésopotamienne, le décalage d’un cran sur une portée correspond bien à un facteur de multiplication ou de division, même si ce n’est pas le même (on multiplie ou on divise par 60 dans un cas, et par la racine douzième de 2 dans l’autre cas). Il faut d’ailleurs rappeler qu’au Moyen Âge, la musique était enseignée conjointement avec les mathématiques.
Bien sûr, les partitions actuelles ne correspondent pas exactement à ce principe mathématique puisque l’écart de fréquence entre les notes de la gamme est tantôt d’un ton, tantôt d’un demi-ton.
Cependant, il s’avère que le lien entre les tablettes de nombres babyloniennes et les partitions est établi puisque les toutes premières partitions ont bien été des inscriptions cunéiformes
tabulaires sur des tablettes d'argiles, quinze siècles avant Jésus-Christ.
Un fragment de partition médiévale : la hauteur des carrés sur la portée (les lignes horizontales) correspond à la hauteur des notes pour chanter les syllabes inscrites en-dessous (dans ce chant grégorien, certaines syllabes sont chantées avec une modulation sur plusieurs notes : un mélisme).
Pourquoi est-ce si important de clarifier le lien entre les tablettes de nombres babyloniennes et les partitions musicales qui en ont découlé directement ? C’est parce que l’informatique est née de ces partitions musicales. Ce n'est pas du tout une blague et vous allez le comprendre tout de suite.
En passant des tablettes de nombres aux orgues de Barbarie, on semble s’éloigner de notre objectif qui est d’expliquer les sources lointaines de l’informatique du XXe siècle. Pourtant, c’est sans doute l’étape la plus cruciale.
D’abord, il faut noter que les cartes perforées, dont la translation (à partir d’une manivelle) produit de la musique sur un orgue de Barbarie, constituent une application directe du système de notation des sons sur les partitions :
Un carton avec ses perforations préparé sur un orgue de Barbarie : les décalages sur le plan vertical correspondent aux différentes hauteurs de notes des tuyaux (plus ou moins longs, de l'autre côté) tandis que l’allongement sur le plan horizontal correspond à la durée pendant laquelle est tenue la note (donc pendant laquelle l’air passe dans le tuyau correspondant). Sur cette photo, le mécanisme de lecture, à l’arrière, est relevé (il faut l’abaisser sur le carton pour actionner l’instrument : voir la photo suivante).
Ces cartes perforées, qui découlent donc des partitions, elles-mêmes issues des tablettes babyloniennes, sont utilisées depuis au moins trois siècles pour les orgues de Barbarie. Ils existaient en effet déjà au XVIe siècle mais leur origine reste obscure et débattue : en France, on considérait que comme c’était une innovation technique et que cela venait d’ailleurs, c’était sans doute italien ; mais les Italiens y voyaient eux-mêmes un objet venu d’ailleurs... On peut songer aussi à la réception des automates de Léonard de Vinci, qui avaient été vus comme diaboliques ou magiques, signe que les machines à mouvement programmé n’étaient pas vraiment habituelles, ni en France ni en Italie.
Sans rentrer dans tous les détails techniques, il faut quand même comprendre le fonctionnement. Une illustration (avec une explication basique dans la légende) devrait permettre d’y voir un peu plus clair.
Détail de l’orgue de Barbarie : chaque ligne correspond à une note donc à un tuyau. Ainsi, quand on tourne la manivelle qui tire le carton dans le mécanisme de lecture, chaque creux déclenche l’ouverture du tuyau correspondant, où est alors orienté l’air soufflé en continu, aussi longtemps que le creux se prolonge.
Si l’origine des orgues de Barbarie reste obscure (puisqu’il reste à situer précisément la « Barbarie », l’appellation pouvant d’ailleurs éventuellement être trompeuse), celle des métiers à tisser semi-automatiques (qui dérivent des orgues de Barbarie) est bien établie : c’est la ville de Lyon, carrefour commercial et culturel depuis deux mille ans (l’empereur romain Auguste en avait fait la capitale des Gaules puisque cette ville était reliée à la Méditerranée et au lac Léman par le Rhône et à d’autres contrées par la Saône et son principal affluents : le Doubs. Lyon était donc un lieu important pour les échanges commerciaux donc techniques : des biens y arrivaient et d’autres biens en partaient. C’est par exemple dans cette région que le fil de soie inventé en Chine avait trouvé un nouveau développement puis tissé. De même, d’autres artisans y avaient appris à fabriquer ces orgues de Barbarie d’abord importés de l’Italie toute proche.
C’est justement en hybridant des technologies de ces deux domaines qui semblaient pourtant si différent, le tissage de la soie et la fabrication d’instruments de musique automatiques, que le fils d’un fabricant d’orgues de Barbarie lyonnais, Basile Bouchon a eu l’idée de transposer la technologie des orgues de Barbarie et des boites à musique au métier à tisser. Il a en effet inventé dès 1725 un système de rubans perforés pour programmer le tissage, système amélioré par son assistant Jean-Baptiste Falcon qui a remplacé le ruban perforé par un assemblage de cartes perforées liées et articulées, comme sur l’orgue de Barbarie. Mais cette invention a été d'abord délaissée, comme l’ont été bien d’autres inventions françaises, méprisées par la profession et/ou par le chef d’État de leur temps (comme, par exemple, la navigation à vapeur testée dès 1776 par Claude de Jouffroy d’Abbans, dont on peut voir plusieurs statues dans la ville de Besançon).
Ce système n’a acquis sa renommée qu’en 1801, sous le nom de métier Jacquard, au moment où il a été perfectionné par Joseph Marie Charles dit Jacquard, le fils d’un canut : un maître artisan tisserand à Lyon. Le métier Jacquard est toujours très connu aujourd’hui, ainsi que le pull Jacquard.
Un métier à tisser Jacquard au musée Gadagne à Lyon : vous remarquerez
l’assemblage de cartes perforées (cet assemblage est appelé la chaîne), à gauche,
et le motif tissé qui en résulte, à droite (fragment d'une photographie de X. Schwebel).
Cette innovation a été triplement importante : parce qu’elle a permis d’augmenter considérablement la production de tissus à Lyon, parce qu’elle est à l’origine directe des calculateurs électromécaniques mais aussi parce qu’elle a déclenché d’importantes conséquences politiques : c’est la généralisation progressive de ce perfectionnement technique, réduisant la main d’œuvre nécessaire sur les métiers à tisser (une seule personne) et rendant moins rentable le travail purement manuel, qui sera à l’origine des révoltes successives des canuts un peu plus tard (en 1831, en 1834 et en 1848, pendant le début de la révolution qui a eu lieu cette année-là).
Le métier Jacquard a donc eu un rôle dans les révoltes et dans les révolutions du XIXe siècle en France, notamment la Révolution de 1848.
Il y a eu également une révolution en Allemagne en 1848 et une certaine famille Hollerith a alors fui vers les États-Unis d’Amérique, où est né (en 1860) un petit Herman. Âgé d’à peine vingt ans mais déjà ingénieur, Herman Hollerith s'est fait embaucher pour travailler au Bureau du Recensement des États-Unis. Désolé par la lenteur des calculs, il a inventé (et fait breveter en 1887) un calculateur électromécanique utilisant des cartes perforées pour délivrer – bien plus rapidement qu’avant – des statistiques à partir des données du recensement. Ses cartes perforées (sur 24 colonnes et 12 lignes) étaient en effet adaptées à un codage binaire (1 est marqué par un trou ; 0, par une absence de trou).
Grâce à ces machines à statistiques à cartes perforées, l’entreprise de cet ingénieur, la Tabulating Machine Company, est bien sûr devenue florissante et a fusionné en 1911 avec la Computing Scale Company (fabriquant des balances calculatrices) et avec l’Internation Time Recording Company (fabriquant des horodateurs) pour former, à New-York, la Computing-Tabulating-Recording Company (la C-T-R), autrement dit la compagnie de calcul, de tabulation et d’enregistrement. C’est l’origine de l’entreprise IBM (International Business Machine Corporation), puisque la C-T-R prendra ce nouveau nom dès 1924.
La carte Hollerith a alors été perfectionnée : le modèle le plus important (créé en 1928) d’IBM était toujours une carte de bristol à coin tronqué (pour éviter de la mettre à l'envers dans la machine), mais avec un nombre de cases plus important que la carte : 80 colonnes sur 12 lignes (soit 960 octets) désormais.
Carte perforée de 80 colonnes sur douze lignes commercialisée par IBM à partir de 1928. Les trous sont rectangulaires, comme sur les cartons d'orgues de Barbarie et comme les notes des anciennes partitions.
Ces fameuses cartes perforées serviront aussi bien pour l’archivage ou l’échange d’informations (ce qui donnera le mot informatique) que pour les calculs (comptabilité des entreprises par exemple : dans les années 1970, un gérant de commerce français devait préparer régulièrement les cartes à perforer pour sa maison-mère en les noircissant au stylo pour identifier les cases à perforer). Ces fonctions (archivage, échange d’informations et calcul) étaient d’ailleurs déjà celles des tablettes babyloniennes.
Un peu de vocabulaire
L’activité ou la technologie générale s’appelait mécanographie ; la machine qui les perforait s’appelait perforatrice (à partir d’un clavier de type machine à écrire) et la machine qui les lisait s’appelait tabulatrice ou lecteur de cartes perforées. C’est cette dernière machine (électromécanique au départ) qui a été intégrée ensuite aux premiers ordinateurs (utilisant l’électronique avec des lampes, des résistors puis des circuits imprimés et enfin des circuits intégrés sur du silicium, si important pour la Silicon Valley : la « vallée du silicium »).
Cette technologie s’est avérée tellement incontournable qu’IBM est resté très longtemps (dans les années 1970 puis dans les années 1980) la plus grosse capitalisation boursière au monde.
Perforatrice (c’est le nom de la machine mais aussi de l’opératrice) de cartes perforées.
Tabulatrice (ou lecteur de cartes perforées) IBM.
Vous avez noté la ressemblance frappante avec le mécanisme de lecture d’un orgue de Barbarie.
Les machines d’IBM n’ont d’ailleurs pas eu que des applications bénéfiques : un certain Adolf Hitler a demandé à cette compagnie américaine de lui fournir du matériel dès 1934 et cela pu contribuer à la sinistre efficacité de l’organisation nazie.
Heureusement, en dehors de ce tragique épisode historique, les utilisations bénéfiques de ce matériel ont par ailleurs été innombrables.
Qu’est-ce qu’un ordinateur ? Quelle différence y a-t-il entre les calculateurs électromécaniques et les ordinateurs qui ont suivi ?
La machine analytique, autrement dit la machine à calculer programmable imaginée en 1834 (mais pas réalisée de son vivant) par l’Anglais Charles Babbage était déjà fondée sur l’idée d’utiliser des cartes perforées de métier Jacquard ; mais, tout comme les calculateurs d’IBM qui ont suivi jusqu’aux années 1930 et comme les métiers Jacquard, elle ne pouvait en principe réaliser que des programmes séquentiels (une suite d’instructions dans un ordre donné), telle qu’elle était conçue initialement.
C’est la fille de lord Byron, la mathématicienne anglaise Ada Lovelace (née Byron donc) qui a été la première personne de l’histoire à imaginer (sur le plan théorique) une boucle conditionnelle : une structure avec branchements conditionnels, consistant à pouvoir répéter une séquence si une condition est respectée.
Ada Lovelace a également été la première, avant Alan Turing, à imaginer que la machine puisse travailler non plus seulement sur des données (et avec des résultats) numériques mais sur d’autres symboles, y compris des lettres.
Il y a d’autres critères pour parler d’ordinateurs. Les débats sont évidemment complexes mais on peut retenir la nécessité d’avoir une mémoire permanente interne pour enregistrer un programme dans la machine elle-même, avant même d’ajouter des données et des instructions par carte perforée. Cette mémoire interne supposait évidemment de l’électronique : tubes à vide et commutateurs, puis transistors et enfin circuits intégrés.
L’IBM 1401 (au centre) était associé au lecteur de cartes (ou tabulatrice) IBM 1402 (à gauche) et à l’imprimante IBM 1403 (à droite) en 1959. Vous aurez noté qu'il n’y avait pas encore d’écran : les données obtenues par les calculs étaient imprimées directement. L'écran n'est apparu qu'avec le micro-ordinateur, rendant possible la démocratisation de l'informatique personnelle.
Quand les premiers ordinateurs (réalisant effectivement les conditions énoncées ci-dessus dans l’encadré en couleur) ont été fabriqués à partir des années 1940, à des fins militaires et civiles, les cartes perforées ou les rubans perforés ont été peu à peu remplacés ou complétés par des bandes magnétiques, fonctionnant selon le même principe tabulaire : la bande magnétique était structurée comme une série de cartes cartonnées, mais en remplaçant la perforation (ou non) des cases du carton par l’aimantation (ou non) des cases sur la bande magnétique.
Il y a eu ensuite les disquettes magnétiques (que j’utilisais moi-même sur mes premiers ordinateurs) consistant à inscrire les données en magnétisant ou non des cases sur un disque magnétique). Plus récemment, les clés USB conservent toujours le principe consistant à mémoriser une série de données (non volatiles : permanentes mais modifiables) sous forme de charges ou de décharges sur une grille (flottante).
Pour en revenir aux cartes perforées, notons qu'elles ont été utilisées jusqu'à la fin des années 1970 dans certains cas. Quant aux bandes magnétiques, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, elles sont toujours employées aujourd’hui pour l’archivage, du fait de leur capacité – plusieurs dizaines de téraoctets – et de leur coût très bas.
Dans le troisième volet de cette petite série d’articles sur les sources lointaines de l’informatique, nous aborderons le codage binaire et les octets, qui vont nous faire remonter de nouveau plusieurs millénaires (comme les tablettes babyloniennes de Mésopotamie mais nous évoquerons cette fois une autre région du monde).