Comment peut-on aider le traducteur d'un texte écrit dans une langue qu'on ne connaît pas ? Ne vaudrait-il pas mieux avoir recours à une révision effectuée par un autre traducteur de la même langue ? Nous verrons que les apparences sont trompeuses et que la solution contre-intuitive est en fait la meilleure si l'on y réfléchit vraiment : la méthode que je propose se révèle particulièrement efficace à condition de bien la comprendre.
Par C. R.
Publié le 13/01/2021
Un excellent article de Charles Martin, traduit par Hélène Ladjadj (« La face cachés de la révision », Traduire, n° 227, 2012, p. 93-100) explique en détail pourquoi la tendance à actuelle des agences de traduction, qui prétendent viser l’excellence en faisant « vérifier le travail du premier traducteur par un deuxième traducteur », appartient au domaine de l’illusion.
L'auteur de l'article, lui-même traducteur professionnel, montre en effet que cette démarche, visant à donner une impression de perfection, est en réalité inopérante voire contreproductive, car la traduction ainsi retravaillée peut se révéler encore moins bonne qu’une version établie par un seul bon traducteur. Il y a en effet, selon lui, une erreur de logique dans la conception générale de cette prétendue méthode, qui relève davantage du marketing que d’une véritable réflexion sur le travail de traduction et de révision.
Pour illustrer les défaillances possibles d'une double traduction, Charles Martin envisage plusieurs cas de figure. J'en retiendrai trois pour résumer son analyse.
Si les deux traducteurs n’ont pas le même niveau, le second, plus expérimenté, aura tellement de modifications à effectuer (dans un temps forcément limité) qu’il ira au plus pressé et laissera passer davantage de maladresses ou d’imprécisions que s’il avait réalisé seul la traduction depuis le début en prenant le temps nécessaire (pour un coût un peu supérieur).
Si les deux traducteurs ont un même niveau, généralement moyen, certes certaines erreurs seront corrigées par la seconde personne mais... de nouvelles erreurs pourront être introduites, faute d’avoir compris les choix de la première personne qui avait peut-être opté pour une solution inhabituelle mais cohérente et pertinente… considérée comme erronée par le correcteur pressé. Ce dernier peut aussi se trouver grisé par son rôle de superviseur, pour lequel il n'est généralement pas formé sérieusement. D'ailleurs, le cadre ne s'y prêterait généralement pas car une véritable supervision supposerait un certain temps de communication entre les deux traducteurs, ruinant alors l'avantage économique de cette méthode – j'y reviendrai.
Enfin, quel que soit le niveau de chacun des deux traducteurs, la version finale risque fortement de manquer d’homogénéité voire de cohérence : les retouches ponctuelles du second traducteur vont forcément altérer le système langagier de la version initiale du texte-cible, par lequel le premier traducteur avait tenté de restituer le système langagier du texte-source, avec un réseau de correspondances, d’oppositions, de gradations, de connotations, etc. – là encore, j'y reviendrai.
Un traducteur expérimenté tel que Charles Martin remet donc très fortement en question la pertinence d'une démarche de double traduction, dont il révèle le caractère inutilement redondant, souvent contreproductif et superficiel.
J’ajoute que cette proposition-phare des agences de traduction pourrait bien, en réalité, être une sorte de cache-misère : une façon de se donner une vitrine premium en dissimulant (par une rhétorique trompeuse) une arrière-boutique low-cost, consistant à multiplier les sous-traitants sous-payés, plutôt que de donner à des gens compétents – où qu’ils soient – la possibilité de réaliser un vrai travail de qualité, sérieux et réfléchi.
J’ajoute aussi que même des chaînes de télévision laissent entendre des maladresses fâcheuses – allant jusqu'à produire des aberrations chronologiques – dans la voix off de leurs documentaires traduits. Il arrive qu’on entende que telle reine égyptienne est morte « en trente ans avant Jésus-Christ »... Si l'agonie de Cléopâtre eût été si longue, toute la face du monde aurait peut-être bien changé !
Après avoir expérimenté et développé une autre méthode avec un certain nombre de clients, j’ai pu constater ses résultats étonnants : la traduction obtenue (d’un texte dont j’ignore totalement souvent la langue-source) apparaît souvent comme bien meilleure – en termes de précision, de restitution du style global et d’effet sur le lecteur – que la version initiale voire que la traduction publiée quand elle existe.
En quoi consiste cette méthode ? Avant de l'expliquer plus en détail, je la définirai comme une révision interactive asymétrique, grâce à un dialogue approfondi entre :
Le but n’est pas seulement d’améliorer la précision, la clarté et la fluidité du texte-cible, de faire disparaître les petites altérations du sens ou les formules qui sonnent de façon artificielle (sauf quand c’est l’effet originel bien sûr) mais aussi de reconstituer un système textuel équivalent à celui du texte-source avec les moyens spécifiques de la langue-cible – forcément différents.
Une telle révision de traduction est donc indissociable d’une autre activité simultanée (l’une impliquant l’autre et inversement) : l’analyse textuelle.
Il serait illusoire de traduire un mot ou une construction syntaxique sans s'être interrogé…
Un tel travail, d'ailleurs passionnant, exige un dialogue curieux, critique et constructif. Quand on fait appel à moi, cela se passe en deux temps et c'est surtout le second qui est au cœur de la méthode que je préconise.
Dans un premier temps, mon client ou ma cliente me fait lire par écrit le premier jet de sa traduction et j’en prends connaissance globalement avec :
Dans un deuxième temps, nous examinons successivement chaque phrase et je conduis une sorte d’enquête :
Ce qui est particulièrement intéressant avec cette méthode, c’est que nous comprenons généralement infiniment mieux la logique, la dynamique et l’esthétique du texte après avoir surmonté un blocage temporaire, dû à l’impression de se trouver face à un problème de traduction insurmontable voire à une coquille dans l’édition originale.
Le travail interactif de traduction ainsi mené débouche en effet souvent sur une analyse textuelle bien plus approfondie que celle qui aurait été faite uniquement sur le texte-source ou uniquement sur le texte-cible sans passer ce travail.
Inversement : l'analyse textuelle approfondie par un débat entre deux locuteurs ayant chacun des compétences élevées dans sa langue maternelle produit une véritable démarche dialectique. L'efficacité de la synergie de traduction qui en découle dépasse alors largement les possibilités individuelles de chacun.