À travers les idées, les actions, les paroles et, parfois, les secrets des cinq premiers présidents de la Cinquième République (tous disparus aujourd’hui), il est possible de percevoir certaines constances et certaines évolutions de la France, entre 1958 et 2007.
Le but n’est pas de dresser une histoire complète de la Cinquième République française mais seulement de pointer quelques faits, sélectionnés parce qu’ils éclairent une transformation – ou pas – du pays ou parce qu’ils ont une dimension romanesque.
Le but n’est pas, non plus, de prendre parti, de s'enfermer dans une vision partiale – filtrée par une grille idéologique ou partisane de gauche, de droite ou du centre – qui serait biaisée, simpliste et lourdement prévisible.
Il est plus intéressant d'essayer de comprendre la logique des décisions de chacun, en identifiant les choix cruciaux, les réussites et les erreurs (grâce au recul dont nous bénéficions aujourd’hui), mais aussi ce qui relève des nécessités de la continuité ou de l'adaptation aux enjeux géopolitiques, technologiques et sociaux.
Par C. R.
Publié le 03/05/2025
Pour comprendre la Cinquième République, il n’est pas inutile, au préalable, de pointer quelques faits importants qui ont marqué la Quatrième République :
Un timbre de la Poste française consacré (en 2000)
au droit de vote des femmes acquis en 1944
(et exercé pour la première fois en 1945).
En 1958, pour instaurer une stabilité politique permettant d’effectuer des choix importants à long terme, au-delà même du règlement des crises (la guerre d’Algérie se poursuit depuis 1954), Charles de Gaulle* (alors président du Conseil des ministres, le président de la République étant alors René Coty) considère qu'il faut mettre fin à la Quatrième République. Il réunit donc une équipe autour de son garde des Sceaux et ministre de la Justice Michel Debré pour rédiger une nouvelle constitution. Soumise à un référendum, elle est approuvée très largement par les Français et par les Françaises (qui votent depuis la décennie précédente).
En 1962, de Gaulle veut aller plus loin et fait modifier cette constitution par un nouveau référendum, pour renforcer les pouvoirs du président de la République, qui sera désormais élu au suffrage universel, donc directement par les Français. Il y a deux objectifs principaux :
Obsédé par l’idée de l’indépendance de la France (qu’il a contribué fortement à restaurer par son action décisive d’organisation de la résistance à l’occupation, pendant la Deuxième Guerre mondiale), de Gaulle avait choisi de consacrer des dépenses astronomiques pendant de nombreuses années (en tant que président du Conseil sous la Quatrième République puis en tant que président de la République ensuite) pour développer ce type d’armement de façon totalement indépendante (sans l’appui des Américains, contrairement au Royaume-Uni). C’est ce qui, aujourd’hui encore, fait de la France la seule puissance dotée véritablement indépendante d'Europe de l'ouest, face à la Russie (puisque le Royaume-Uni a reçu une aide américaine pour développer son armement nucléaire).
De Gaulle souhaitait-il une équidistance
entre les États-Unis et la Russie ?
On entend parfois – notamment depuis les attaques par la Russie de ses voisins à partir de 2008 – des (soi-disant) gaullistes autoproclamés prétendre que la place de la France devrait être équidistante des États-Unis et de la Russie. Charles de Gaulle traitait-il donc l’URSS sur le même plan que les USA ? La réponse est simple : non. Si de Gaulle souhaitait bien que la France soit indépendante des Américains, il n’a jamais hésité à considérer qu’elle se situait malgré tout dans le même camp qu’eux face aux menaces que représentait la politique extérieure de l’URSS.
La notion d’équidistance résulte donc d’une erreur de logique, consistant à mener un raisonnement de ce type :
- je ne veux pas que mon logement soit attaqué par des cambrioleurs ;
- je ne veux pas non plus que mon logement soit contrôlé par mes voisins qui m’ont conseillé d’acheter la même alarme qu’eux ;
- donc les cambrioleurs et mes voisins constituent un problème équivalent et je dois craindre autant mes voisins que les cambrioleurs, voire inviter les cambrioleurs à la réunion de copropriété pour équilibrer l’influence de mes voisins.
S’il s’agissait d’un test psychotechnique, le candidat qui ne verrait pas l’erreur cachée dans ce pseudo-syllogisme (qui n’est qu’un paralogisme) serait évidemment disqualifié. Ce pseudo-raisonnement s’insinue pourtant dans la vie politique française depuis des années, en étant présenté comme gaulliste, alors qu'il n'est ni logique, ni gaulliste, ni orienté vers une véritable indépendance de la France (mais plutôt vers une dépendance particulièrement dangereuse).
Pour nous en assurer, il suffit de se référer directement à Charles de Gaulle, pour voir où il situait la France. Dans sa Conférence de presse du 5 septembre 1961, De Gaulle déclare :
« Si nous arrivons à la guerre générale, c’est que les soviets l’auraient voulu, et tout recul préalable de l’Occident n’aurait servi qu’à l’affaiblir et à le diviser sans empêcher l’échéance. À un certain point de menace de la part d'un impérialisme ambitieux, tout recul a pour effet de surexciter l'agresseur, de le pousser à redoubler sa pression... »
Il est clair, dans ses propos que la France fait partie du camp de l’Occident (incluant l’Europe à l’ouest du rideau de fer mais aussi les États-Unis d'Amérique), qui doit être uni et ferme face à toute menace soviétique, autrement dit de Moscou (au centre de l’organisation concentrique de l’URSS – comme de la Russie actuelle). De Gaulle dit clairement qu'il faut être allié aux États-Unis d'Amérique et aux autres pays d'Europe de l'ouest contre une menace venant du côté russo-soviétique (menace renforcée par une division ou par un recul du camp de l'Occident). Toute personne qui se dit gaulliste pourrait apprendre par cœur cette déclaration, qui doit encore guider la stratégie française et européenne six décennies plus tard.
Pour conclure sur ce point, si de Gaulle a tenu à consacrer jusqu'à 5 % du budget français au développement de l’arme nucléaire, ce n’est évidemment pas seulement pour être indépendant des États-Unis mais surtout pour se protéger de la menace concrète représentée par l’URSS (qui a envoyé à plusieurs reprises ses chars dans les capitales des pays voisins). Il n’y a rien de symétrique dans ses propos et il n’est donc pas acceptable de parler d’équidistance en se référant au gaullisme. S’il avait été dans l’équidistance, il aurait fait pointer autant d’ogives nucléaires vers les États-Unis que vers l’URSS. Il faut donc laisser la notion d’équidistance aux idiots utiles de Poutine et à ses manipulateurs intelligents – qui agitent une fausse logique comme un magicien de music-hall trompe son public avec un accessoire truqué.
L'action de Charles de Gaulle se concentre donc surtout sur le renforcement de l’indépendance française. C’est ce qui explique son choix de faire sortir la France du commandement intégré de l’OTAN en 1966 (pour que l’armée française ne soit pas dirigée par un Américain, toujours dans le souci que le président de la République soit le seul chef des armées françaises), tout en restant membre de cette organisation (ce qu’on ignore parfois) donc allié des États-Unis d'Amérique sans aucune discontinuité jusqu'à aujourd'hui. Le retour de la France au sein du commandement intégré de l’OTAN se fera en 2009, suite à une décision de Nicolas Sarkozy.
Au-delà de sa prise de distance (très relative) par rapport à l'OTAN, de Gaulle se méfie de tous les groupements internationaux, qu’il traite généralement avec un humour agacé (toujours au nom de l'indépendance française) : l’ONU est pour lui « le machin » ; quant à la Communauté Économique Européenne (C.E.E.), il a cette répartie célèbre (en décembre 1965) : « Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant l'Europe ! l'Europe ! l'Europe !... mais cela n'aboutit à rien et cela ne signifie rien ».
De Gaulle avait-il raison (selon notre recul actuel)
de relativiser le projet européen ?
Il se trompait sans doute sur ce point. Il ne pouvait pas imaginer qu'un jour l'arme nucléaire ne serait plus employée seulement comme un moyen de défense dissuasive (par l'URSS comme par les États-Unis d'Amérique, la France et le Royaume-Uni) mais, un jour, comme une menace brandie pour perpétrer des actions offensives de plus en plus effrénées (le cas de la Russie actuelle). Il ne pouvait pas imaginer non plus que les États-Unis d'Amérique abandonneraient l'Europe ou, du moins, qu'ils ne seraient plus un allié fiable. Cette nouvelle situation impose évidemment une union plus intégrée d'un grand nombre de pays européens. Une France isolationniste n'aurait pas assez de poids aujourd'hui. Alliée à l'Allemagne, au Royaume-Uni, à la Pologne et à d'autres nations, elle peut avoir un rôle décisif.
En parallèle des efforts pour construire un arsenal militaire nucléaire français indépendant (en faisant le choix légitime d’écarter une trop grande dépendance militaire à l’égard des États-Unis d’Amérique et le choix beaucoup plus discutable aujourd’hui d’écarter l’idée d’une défense européenne) encore unique dans l’Europe occidentale de 2025, de Gaulle construit quelques bastions économiques cruciaux, avec des avantages et des inconvénients :
Ces choix ont bien sûr du sens et ils contribuent effectivement au rayonnement français, mais au détriment des industries intermédiaires (machines-outils, etc.), contrairement à l’Allemagne. C’est ce qui explique un certain déséquilibre du tissu industriel français, déjà à cette époque : quelques très grandes entreprises, beaucoup de petites mais trop peu d’entreprises moyennes entre les deux.
Si les projets stratégiques de Charles de Gaulle sont indubitablement tournés vers l’avenir du pays, la vie politique qui tourne autour de lui perpétue en grande partie le passé : beaucoup de politiciens (aussi bien dans les rangs de la droite sociale ou conservatrice que dans ceux du communisme) ont eu un rôle dans la résistance et la voix dominante reste celle de la figure tutélaire du général de Gaulle, héros des années 1940, doublé de son poète officiel un peu halluciné : l’aventurier, romancier et théoricien de l’art André Malraux (dont le discours pour le transfert des cendres de Jean Moulin au Panthéon est un morceau d’anthologie ; une bande dessinée récente, Le Ministre et la Joconde, lui rend un hommage malicieux et talentueux).
Sur le plan sociétal, la France des années 1960 reste assez statique également, sous l’emprise d’un président qui incarne le conservatisme moral d'une certaine droite catholique, avec une seule chaîne de télévision (surveillée par le ministère de l’Intérieur, via un téléphone qui restera longtemps présent sur le bureau du présentateur du journal télévisé), puis deux à partir de 1964, mais rien de prévu pour la liberté des mœurs ou pour l’émancipation des femmes. Yvonne de Gaulle – surnommée « tante Yvonne » – incarne d’ailleurs la femme au foyer traditionnelle, qui s’occupe de ses rosiers et de ses enfants.
Tout changera vite – et beaucoup – suite aux révoltes étudiantes de mai 1968 (autour de figures tutélaires nouvelles comme celle de Daniel Cohn-Bendit), qui expriment (par des pavés lancés depuis les barricades mais aussi par des paroles poétiques écrites sur les murs de la Sorbonne) la lassitude d’une jeunesse (plutôt bourgeoise dans un premier temps) souhaitant s’émanciper, avec des valeurs libertaires inspirées par la contreculture américaine (déployée surtout entre 1967 et 1969) elle-même issue de la Beat Generation et du mouvement des droits civiques (pour les Afro-Américains). Les idées libertaires et gauchistes de cette révolution morale (sans doute à la fois nécessaire et excessive par certains aspects) se heurtent à la méfiance des communistes (qui ont alors plus l’habitude de suivre l’influence de vieillards moscovites que les revendications d’adolescents californiens ou parisiens) et à l’hostilité des gaullistes, dont la contre-manifestation du 30 mai s’avère puissante, sans pour autant effacer les effets profonds d’une révolte étudiante qui est presque devenue une révolution et qui a même poussé de Gaulle à partir en Allemagne en hélicoptère (le 29 mai) sans prévenir le gouvernement – qui l’a cherché partout pendant des heures.
Moins d’un an plus tard, le référendum d’avril 1969, vécu par de Gaulle comme un référendum sur lui-même, est un échec. De Gaulle démissionne. Une page d'histoire est tournée.
La France garde l'héritage précieux (jusqu’à aujourd’hui) du gaullisme mais se libère aussi du poids d’un monde révolu.
Même s’il s’est présenté à l’élection présidentielle pour le parti gaulliste – l’UDR fédérant une grande partie de la droite, en principe plutôt conservatrice – Georges Pompidou représente la première rupture (relative) avec de Gaulle (dont il a été le premier ministre de 1962 à 1968, avant d’être écarté suite à de fortes tensions entre les deux hommes). Aux premières loges des révoltes de mai 1968 en tant que chef du gouvernement, il a bien compris que la France devait changer et c’est ce qu’il met en avant lorsqu’il est élu chef de l’État en juin 1969.
Il veut effectivement incarner la modernité, notamment par son style personnel, qui n’est plus celui d’un militaire catholique ancré dans la tradition mais celui d’un intellectuel brillant (il avait été reçu premier à l’agrégation de lettres), intéressé par ce qui est artistique et nouveau. Il incarne ainsi le renouveau des 30 Glorieuses : il aime l’art contemporain, roule volontiers en Porsche (voiture à la fois sportive et allemande – ce qui montre son désir de casser les codes et de conserver sa liberté) et la laisse volontiers à sa femme Claude, qui s’amuse même à semer la garde présidentielle en conduisant presque aussi vite que son amie romancière Françoise Sagan. Le contraste avec Yvonne de Gaulle est saisissant. Comme pour bien marquer la différence avec le précédent couple présidentiel, Claude Pompidou met un point d’honneur à laisser son époux s’occuper des jardins, préférant imposer l’art abstrait et les meubles design qui donnent un coup de modernité au palais de l’Élysée.
Georges Pompidou lui-même s’intéresse beaucoup à l’art moderne et décide, dès le début de son mandat, de créer un centre culturel regroupant un musée d’art moderne, un centre de création et une bibliothèque, dans une architecture futuriste (industrielle et colorée) qui sera comme un électrochoc dans le paysage urbain de Paris (dans le quartier Beaubourg). Le projet de Renzo Piano, Richard Rodgers et Gianfranco Franchini choisi en 1971, achevé et inauguré en 1977, portera justement le nom de Centre Pompidou.
Le Centre Pompidou à la tombée de la nuit.
Illustration libre de droit. Source : Pixabay. Auteur : Pixelia.
Du côté technologique, c’est aussi le moment où certains des projets lancés sous la mandature de Charles de Gaulle aboutissent : le quartier d’affaires de La Défense, l’avion supersonique franco-anglais Concorde, le consortium européen Airbus...
Georges Pompidou entend justement développer les relations internationales et rapprocher la France de ses voisins. Dès qu’il est élu, sa première mesure consiste à organiser un sommet de la Communauté Économique Européenne (C.E.E.). C’est le changement le plus important par rapport à de Gaulle, qui avait une politique plus isolationniste.
Du côté social et sociétal, la volonté de modernisation de Georges Pompidou reste plus timorée. C’est surtout son premier ministre Jacques Chaban-Delmas (situé politiquement dans l’aile la plus centriste de l’UDR, le parti gaulliste) qui veut construire une « nouvelle société ». Certaines revendications de mai 68 sont ainsi prises en compte, pour davantage de liberté et moins de censure. Cependant, le film Les Sentiers de la gloire (1957) de Stanley Kubrick dénonçant l'action injuste de certains officiers de la Première Guerre mondiale (qui avaient condamnés pour l’exemple des soldats accusés de désertion) reste censuré (il ne sera autorisé qu'à partir de 1975, donc sous la mandature de Valéry Giscard d'Estaing). L’arrivée d’une troisième chaîne de télévision marque quand même un certain changement : cela représente non seulement une offre télévisuelle qui s’étoffe mais aussi un début de pluralisme, puisque les programmes de cette chaîne sont préparés en partie depuis les régions, ce qui n’est pas anodin dans une France perpétuellement marquée par une forte centralisation (aussi bien sous l’ancien Régime que pendant la Révolution et sous les Républiques successives) jusqu'à 1983 (deux ans après l'élection de François Mitterrand).
Malgré ces changements (qui restent prudents et très limités), il faut noter qu’aucune femme n’a encore été nommée ministre de plein exercice (c'est le cas depuis le début de la Cinquième République). En dépit de quelques symboles, le conservatisme gaullien règne donc toujours.
Pourtant, Pompidou trouve quand même cette « nouvelle société » de Chaban-Delmas encore trop progressiste à son goût et il choisit donc un autre premier ministre, Pierre Messmer, beaucoup plus conservateur.
Quoi qu'il en soit, Georges Pompidou meurt en avril 1974, donc bien avant la fin de son septennat. L’intérim est assuré par le président du Sénat Alain Poher, comme le prévoit la constitution, en attendant une nouvelle élection en mai 1974.
C’est aussi la fin des Trente Glorieuses : le premier choc pétrolier – provoqué à partir d’octobre 1973 par la subite baisse de production de pétrole par l’OPEP suite à la guerre du Kippour – provoque une crise économique lourde de conséquences. L’industrie doit s’adapter à un coût de l’énergie plus élevé. Les voitures doivent consommer moins, les Français sont invités à faire des économies d’énergie et le souci de l’environnement apparaît. René Dumont sera d'ailleurs le premier candidat écologiste à l’élection présidentielle mais il ne recueillera qu'1,3 % des voix. Le candidat gaulliste Chaban-Delmas (15,1 %) sera écarté du second tour. Cette élection sera en effet surtout marquée par deux autres candidats : Français Mitterrand (43,25 % au premier tour, 49,19 % au second) et Valéry Giscard d’Estaing (32,60 % au premier tour, 50,81 % au second).
Valéry Giscard d’Estaing engage une deuxième rupture – beaucoup plus décisive – avec le gaullisme. Il est le premier président de la Cinquième République appartenant à un parti qui ne se réclame pas du gaullisme : l’UDF (Union pour la démocratie française), parti de centre droit, libéral (d’un point de vue à la fois économique et sociétal) plutôt que conservateur.
Comme pour son prédécesseur, la volonté de modernisation passe par quelques symboles, comme le fait de se rendre à pied à l’Élysée au moment de l’élection, de s’inviter chez les Français pour le réveillon de fin d’année ou de communiquer à la télévision « au coin du feu ». L’efficacité de cette communication est sans doute contestable dans la mesure où Valéry Giscard d’Estaing semble d’autant plus guindé qu’il veut se donner un style populaire.
En revanche, il parvient bel et bien à moderniser en profondeur la société française, voire à rendre plus démocratiques les institutions de la Cinquième République. En effet, il est soucieux de limiter les tensions potentielles (après le choc de mai 68, six ans avant son élection) par l’octroi de droits sociétaux et institutionnels nouveaux et importants, dont on n’a pas toujours mesuré l’ampleur (sans doute pour des raisons politiciennes : la gauche a insisté sur les progrès sociaux qui restaient à accomplir et a donc minimisé ces avancées réalisées par le camp de la droite, lequel a préféré se focaliser sur ce qui fédérait l’ensemble de ses électeurs, aussi bien libéraux que conservateurs, pour éviter de trop faire fuir ces derniers) :
Valéry Giscard d’Estaing a aussi fait supprimer certaines formes de censure encore très puissantes sous ses prédécesseurs, voire sous ses successeurs immédiats, plus frileux dans certains
domaines. Non avons déjà évoqué l'autorisation (en 1975) du film Les Sentiers de la gloire (1957), après dix-huit ans d'interdiction de projection en France. Le traditionalisme du
général de Gaulle semblait très lointain.
L’unique mention des OVNI par un ministre d’État
sous la Cinquième République
La façon dont le ministre des armées Robert Galley a abordé le sujet des OVNI est intéressante : au micro de Jean-Claude Bourret (alors rédacteur en chef à France Inter avant de présenter par la suite le journal télévisé), il a évoqué ouvertement et sans détour l’existence de phénomènes bien connus depuis les années 50, avec des traces radar.
Il est intéressant aussi de constater que ce dossier ne sera plus évoqué à ce niveau par les gouvernements suivants jusqu’à aujourd’hui, même lorsque le rapport COMETA (auquel ont participé des officiers généraux des trois armées et de hauts responsables du CNES : le Centre National d’Études Spatiales) sera remis au président Jacques Chirac et à son premier ministre Lionel Jospin, qui n’y feront pas la moindre allusion.
Quant à François Mitterrand, il fera dissoudre le bureau du CNES qui s'occupait de traiter les témoignages recueillis notamment par les gendarmeries sur des OVNI, y voyant une nouvelle religion à contenir – mais accordant beaucoup d'importance à une forme de spiritisme qu'il a évoquée à plusieurs reprises, notamment lors de ses derniers vœux aux Français (31 décembre 1994) : « Je crois aux forces de l'esprit, et je ne vous quitterai pas ».
Sur le plan géopolitique, Valéry Giscard d’Estaing est revenu à certaines idées gaullistes. Ce retour de balancier s’est vu par le choix de ne pas s’aligner sur la politique américaine par rapport à l’OPEP, à l’OLP... Le rapprochement avec le Moyen-Orient a surtout été l’œuvre de son premier ministre Jacques Chirac, qui a pris des décisions étonnantes (par rapport à la volonté de ses électeurs généralement très conservateurs), comme coopérer avec l’Irak pour installer un réacteur nucléaire (à Osirak).
Jacques Chirac est également à l'origine d'un décret de 1976 sur le regroupement familial (qui existait en pratique depuis 1920 mais que le premier minister Chirac a fait reconnaître
officiellement) destiné à faciliter l’intégration des travailleurs étrangers isolés venus pour la plupart d'Afrique du nord. En réalité, il s’agissait de la demande d’une autre partie de
l’électorat de Chirac (et de Giscard d’Estaing) : le patronat, qui souhaitait pouvoir limiter la hausse des salaires (grâce à une main-d’œuvre venue de pays où les salaires étaient
beaucoup plus bas). Il s’agissait aussi d'un calcul économique consistant à déplacer des familles vers la France pour y relocaliser la consommation : éviter que les travailleurs immigrés
n’envoient une trop grande partie de leur salaire dans leur pays d’origine et les amener à le dépenser sur place pour leur famille désormais avec eux. Il faut noter qu’à cette époque-là, une
partie importante de la gauche (le PCF et la CGT) s’opposait fermement à cette politique d’ouverture à l’immigration. En 1977, le nouveau premier ministre Raymond Barre a d'ailleurs voulu
amender ce décret : face à la forte hausse du chômage, il a voulu restreindre le regroupement familial aux membres de la famille ne sollicitant pas un emploi ; mais le conseil d’État a
ensuite annulé cette mesure de limitation.
La question du chômage était effectivement devenue essentielle puisque Valéry Giscard d’Estaing a effectivement dû affronter une grave crise économique (avec une assez forte inflation) liée à l’augmentation du prix du pétrole, qui a marqué tout son septennat. C’est le moment où la destruction du tissu industriel a commencé (mise en liquidation judiciaire de Lip en 1977, de Manufrance en 1979...). C’est justement pour affronter cette situation économique très difficile (et aussi à cause d’une haine féroce entre Giscard d’Estaing et Chirac qui rendait impossible le maintien de ce dernier) qu’un premier ministre professeur d’économie a été choisi, Raymond Barre, considéré par le président comme « l'un des meilleurs économistes de France ».
Néanmoins, les difficultés de Valéry Giscard d’Estaing ont surtout été liées à certaines affaires dont il aurait été victime ou dont il aurait été l’instigateur, selon les cas et selon les avis.
La plus étrange affaire dont Giscard d’Estaing a été la victime indirecte (parce qu’il y a eu surtout une victime – au sens propre – directe) est liée à la question des premiers ministres et c’est aujourd’hui encore un mystère, sur lequel la justice se penche de nouveau un demi-siècle après les faits (toujours non élucidés).
C’est certainement le plus gros scandale de la Cinquième République. En effet, le ministre du Travail Robert Boulin a peut-être été victime d’un assassinat en octobre 1979, à un moment où Valéry Giscard d’Estaing projetait d’en faire son premier ministre (pour remplacer Raymond Barre). Il faut savoir également que Robert Boulin, s’il était devenu premier ministre, aurait pu se présenter pour représenter le RPR (le Rassemblement pour la République, parti gaulliste) à l’élection présidentielle de 1981 à la place de Jacques Chirac (alors maire de Paris et président du RPR).
Quand le cadavre de Robert Boulin a été retrouvé dans un étang, l’enquête a été expéditive puis refermée bien vite malgré les incohérences criantes : il était censé s’être suicidé par noyade mais il n’y avait que 50 cm d’eau et le corps, avec des ecchymoses, suggérait qu’il était mort avant d’avoir été immergé, sans présenter les caractéristiques habituelles d'un noyé.
Certaines hypothèses impliquent des anciens de l'OAS (l'Organisation armée secrète : la milice d'extrême droite qui avaient organisé des attentats contre des militants du Front de libération nationale algérien et même contre de Gaulle au nom du maintien de l'Algérie française) ou le SAC (le « service d’action civique »), une association issue du service d’ordre d'un ancien parti de la Quatrième République, le RPF (le Rassemblement du peuple français, créé par Charles de Gaulle en 1947 puis abandonné en 1955). Le SAC s’était mis au service de Charles de Gaulle en 1960 pour lutter contre les menaces d’attentat avec des méthodes violentes, puis avait continué sporadiquement à intervenir aux marges de la République jusqu'à sa dissolution en juillet 1981 (suite à la tuerie d'Auriol).
L'une des hypothèses les plus crédibles pour expliquer la mort de Robert Boulin implique donc des membres du SAC qui auraient agi sur ordre (du patron Pierre Debizet ou de Charles Pasqua, plus tard ministre de l’Intérieur de Jacques Chirac puis d’Édouard Balladur) : l'objectif aurait été d'intimider le ministre pour le convaincre de renoncer à ses ambitions mais il aurait eu une crise cardiaque suite aux coups reçus et il aurait donc fallu maquiller cette bavure en suicide.
Ces dernières années des révélations diverses mais concordantes sont venues notamment :
Cette affaire, de nouveau très médiatisée, est en effet réexaminée par la justice d'aujourd’hui, 46 ans après les faits, à la demande de la fille de Robert Boulin.
Valéry Giscard d’Estaing a lui-même été l’instigateur de deux affaires (quand même beaucoup moins graves).
D’une part, le scandale des avions renifleurs : une escroquerie. Il s'agissait d'une proposition de technologie imaginaire consistant à équiper des avions d’un dispositif de recherche de pétrole. C'était en 1975, donc au moment de la crise pétrolière. L’entreprise Elf-Aquitaine a dépensé de fortes sommes d’argent dans cette aventure. Or, Valéry Giscard d’Estaing a été accusé d’y avoir été mêlé – mais il sera innocenté par une commission d’enquête parlementaire.
D’autre part, celle des diamants achetés lors de ses chasses en Centrafrique (invité par le dictateur sanguinaire Jean-Bedel Bokassa) à l’époque où il était ministre des Finances. Le problème est venu du fait que le président français a attendu sept semaines avant de finir par en parler. Ce scandale a éclaté en 1979 et a certainement joué un rôle dans sa non-réélection en 1981, dans la mesure où Giscard d’Estaing apparaissait alors comme cultivant l'amitié d’un dictateur assez effrayant pour pouvoir chasser le gros gibier africain et acheter des diamants. Cela ne cadrait plus vraiment avec l’image du joueur d’accordéon auvergnat (notamment dans l'émission de Danièle Gilbert, native de sa ville : Chamalières) allant s’inviter à manger des frites chez les Français pour le réveillon.
S’il n’a pas été réélu, ce n’est pas seulement à cause de ces affaires complexes (qui montrent aussi une dimension contestable de la personne), mais aussi du fait de sa loyauté, qui mérite aussi d’être signalée, de l’autre côté de la balance. En effet, lorsqu’on lui a apporté la photo de son adversaire François Mitterrand recevant la décoration de la francisque des mains du maréchal Pétain quelques semaines après la rafle du Vélodrome d’Hiver, Valéry Giscard d’Estaing a refusé d’utiliser cette photo, qui aurait certainement provoqué un séisme politique à une époque où pratiquement aucun Français ne connaissait le passé complexe de Mitterrand avant qu’il se positionne à gauche de l’échiquier politique. La révélation est venue beaucoup plus tard, surtout en 1994, après la publication d'un livre du journaliste d'investigation Pierre Péan.
Philippe Pétain, Marcel Barrois et François Mitterrand le 15 octobre 1942.
Source : Wikipédia. Domaine public. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Mitterrand_pendant_la_Seconde_Guerre_mondiale#/media/Fichier:Fran%C3%A7ois_Mitterrand_1942.jpg)
Il faut enfin signaler la trahison de Giscard d'Estaing par son ancien premier ministre et grand ennemi Jacques Chirac.
Ce dernier était censé se rallier à l’autre candidat de droite qu’était Giscard d’Estaing au moment du second tour de l’élection (début mai 1981). Or, il a refusé d’appeler les électeurs du RPR à voter pour le président sortant, en se contentant de dire qu’il voterait pour lui « à titre personnel », en présentant donc cela comme un choix parmi d'autres possibles. Chirac est même allé plus loin en utilisant les photocopieuses et les téléphones de son parti, le RPR, pour demander aux militants de voter Mitterrand au second tour.
On sait aujourd’hui qu'un accord secret entre Chirac et Mitterrand a été scellé lors d’un dîner commun chez Édith Cresson (qui sera plus tard première ministre de Mitterrand) dès le mois de novembre 1980 (donc six mois avant l’élection).
Quelle était la motivation de Jacques Chirac pour appeler ses militants (de droite conservatrice) à voter pour un candidat socialiste promettant de faire entrer des ministres communistes au gouvernement et de mener une politique diamétralement opposée à ce qu’ils souhaitaient ? Il y a plusieurs hypothèses. Toutes ne peuvent pas être exposées ici mais on peut mentionner sa haine terrible à l’égard de Giscard d’Estaing et un éventuel calcul politique cynique : dans un pays où les Français se lassent vite de celui qu’ils ont adulé, Chirac a peut-être voulu garder ses chances d’être élu par la suite grâce à une alternance droite-gauche-droite.
François Mitterrand n’a pas été élu seulement parce que Giscard d’Estaing a été trahi dans son camp, parce qu’il a été loyal et parce que son image s'était dégradée. Tout comme il y a de bonnes et de mauvaises raisons à la défaite de Giscard d’Estaing, il y a de bonnes et de mauvaises raisons à la victoire de Mitterrand.
François Mitterrand a été élu, bien sûr, pour son programme social d’union de la gauche lui-même : un programme commun entre plusieurs partis de gauche (notamment le parti socialiste et le parti communiste) qui évoquait un peu le Front populaire de 1936 (ce qui n’est pas le cas de l’alliance récente désignée comme le « Nouveau Front Populaire », qui ne s’est pas toujours opposé clairement à l’antisémitisme que combattait son illustre modèle) avec d’importantes améliorations des conditions sociales ainsi que des libertés sociétales. Ce sera précisé plus loin.
Mitterrand a été élu aussi grâce au travail d’un excellent publiciste, Jacques Séguéla, qui a su créer :
La formule « la force tranquille » :
une idée du publiciste Jacques Séguéla
ou d’un romancier belge ?
Il ya aujourd’hui encore des débats pour savoir qui, dans l’entourage de Séguéla, est l’auteur de la formule « la force tranquille ». On pense souvent, aujourd’hui, que c’était l’idée d’une stagiaire.
Je me permets d’apporter une petite information littéraire : la « force tranquille » a été attribuée bien avant à un tout autre personnage : le commissaire Maigret, dans un roman de Georges Simenon : Maigret à New York (1947). Voici la phrase en question : « Et il émanait de lui une telle impression de force tranquille que les deux hommes ne protestaient pas. »
Les facteurs de l’élection de François Mitterrand constitueraient déjà un sujet passionnant et riche si l'on s'arrêtait là ; mais ce n’est pourtant pas tout.
Ce qui suit pourrait sembler délirant à des lecteurs peu informés des derniers travaux universitaires sur le renseignement, mais il n n'y a évidemment rien de complotiste dans ce qui suit. C’est le résultat d’études récentes sur des archives divulguées par les services secrets de plusieurs pays européens.
En effet, plusieurs agents d’influence français de services secrets étrangers ont agi pour contribuer à faire élire François Mitterrand (avec succès), voire pour tenter d'orienter sa politique (ce sera un échec).
Grâce au transfuge d’un ancien directeur des archives du KGB, Vassili Mitrokhine, qui a rejoint le MI6 (les services secrets britanniques) dans les années 1990, et aux recherches récentes sur ces archives, on connaît surtout deux de ces agents : un de droite et un de gauche (parce que le KGB était méthodique sans doute).
Il s’agit de Philippe Grumbach, qui a dirigé le magazine L’Express. Ce magazine centriste libéral aurait dû logiquement favoriser la victoire du candidat centriste libéral Giscard d’Estaing ; pourtant, il a préparé sa défaite dès 1974 grâce à des unes qui pouvaient faire douter ses électeurs. Philippe Grumbach travaillait effectivement pour le KGB soviétique, afin de favoriser l’élection de Mitterrand donc l’entrée de communistes au gouvernement, comme le souhaitait le Kremlin.
Un autre journaliste, de gauche cette fois, qui a aussi été politicien (élu sous l’étiquette du parti socialiste comme député, député européen, sénateur, etc.) a eu un rôle encore plus important : Claude Estier. Il était, quant à lui, chargé de surveiller les unes du Nouvel Observateur (pour favoriser l’élection de Mitterrand) et de rapprocher le parti socialiste du parti communiste afin que ce dernier ait un rôle de participation au gouvernement (et pas seulement de soutien). On sait aujourd’hui qu’il était un agent de plusieurs services secrets de pays communistes : la police secrète roumaine de Nicolae Ceausescu et le KGB soviétique, d’après la divulgation d’archives de ces services étrangers mais aussi d’après des services de renseignement français (l’ancienne DST : la Direction de la Surveillance du territoire, qui s’était intéressée à Claude Estier mais qui n'avait pas soupçonné Philippe Grumbach) et britanniques (le MI6).
Voici deux articles de presse, parmi beaucoup d'autres, qui évoquent ces agents d’influence :
La profondeur de l’infiltration du KGB
dans la presse française de l’époque
En plus de Philippe Grumbach et de Claude Estier, le cas de Paul-Marie de La Gorce, commentateur de politique étrangère sur TF1 puis chef du service étranger de Radio-France est souvent évoqué : censé être gaulliste, lui aussi a été soupçonné par la DST d’être un agent d’influence au service du KGB.
Avec davantage de certitudes encore, on peut mentionner Albert-Paul Lentin qui travaillait pour le Nouvel Observateur sous les ordres des services secrets tchécoslovaques, donc indirectement du KGB. Non seulement il couvrait les sommets de l’OTAN pour le Nouvel Observateur (avec un point de vue qui arrangeait le bloc communiste) mais il n’hésitait pas à envoyer aux services d’espionnage communistes des notes d’information sur la vie en France des dissidents tchécoslovaques.
Jean Clémentin, rédacteur en chef du Canard enchaîné, travaillait pour les mêmes services.
L’infiltration de la presse française par le KGB était suffisamment importante pour qu’Alexandre Soljenitsyne soit qualifié de « nazi » (terme aujourd’hui toujours employé systématiquement par les politiciens et « journalistes » russes voulant dénigrer tous ceux qui s’opposent à leur projet impérialiste – donc signature invariable des agents d’influence russes) par un article (de 1975) du journal de centre-gauche Le Monde, mentionné également dans les archives Mitrokhine.
Malgré les efforts du KGB pour favoriser son élection, François Mitterrand est resté fermement dans le camp de l’ouest. Il n’a d'ailleurs sans doute pas eu connaissance de ces faits particulièrement massifs concernant l’infiltration des médias français par des agents d’influence du Kremlin.
Il savait sans doute déjà, en revanche aujourd’hui que l’état-major soviétique avait plusieurs plans d’invasion ou de bombardements : de Berlin, de Paris, de Londres etc. (on le sait aujourd’hui avec beaucoup de précision depuis l’effondrement de l’URSS), alors que, du côté ouest, les plans étaient uniquement défensifs. En tout cas, comme Charles de Gaulle sur ce point précis, il a réaffirmé avec clarté l’importance de la menace soviétique. Des déclarations éloquentes suffisent à le confirmer :
En politique intérieure, François Mitterrand a surtout laissé le souvenir de la politique sociale ambitieuse menée par le gouvernement d’André Maurois les deux premières années (de 1981 à 1983) : la cinquième semaine de congés payés, la semaine de 39 h, la forte augmentation du SMIC. C’est aussi une période importante pour certaines avancées sociétales : l’abolissement de la peine de mort conduite par le garde des sceaux Robert Badinter, la dépénalisation de l’homosexualité (abrogation de la loi du 06/08/1942), le développement des radio libres... Il faut mentionner aussi le rôle important du ministre de la culture Jack Lang qui a inventé la fête de la musique, valorisé les cultures populaires et mis en place le prix unique du livre pour éviter la disparition des librairies indépendantes – mais les disquaires indépendants n’ont pas eu cette chance et ils ont presque tous disparu.
Un tournant plus libéral (sur le plan économique) a cependant été pris rapidement (dès 1983, alors qu’André Maurois était toujours premier ministre avant d’être remplacé par Laurent Fabius en 1984) face aux difficultés économiques qui s’amplifiaient dangereusement.
Logiquement, les Français étaient déçus et la gauche a perdu les élections législatives de 1986, ce qui a donné lieu à la première cohabitation (prévue par la constitution) de la Cinquième République : la droite ayant la majorité absolue des sièges à l’Assemblée nationale, Jacques Chirac a été nommé premier ministre jusqu’en 1988, année de la réélection de Mitterrand.
Pour son second mandat, ses premiers ministres ont été Michel Rocard (1988-91), Édith Cresson (1991-92) la première femme à ce poste dans l’histoire, Pierre Bérégovoy (1992-93) qui s'est suicidé un mois après des élections législatives perdues par la gauche, et Édouard Balladur (1993-95) pour une nouvelle cohabitation (la droite ayant de nouveau la majorité absolue des sièges).
L’analyse de la politique menée par tous ces gouvernements de gauche et de droite qui ont alterné serait trop longue dans le cadre de cet article de synthèse.
Il est sans doute plus intéressant, pour des non-spécialistes des sciences politiques, de revenir sur la réputation de tacticien impénétrable attachée à la personnalité de François Mitterrand, surnommé « le sphinx » : pas tant pour son expertise en stratégie politique que pour sa capacité à garder une chape de plomb sur ses secrets ou pour tenter d'échapper aux scandales. Il y a, en effet, eu beaucoup d’affaires liées à ses quatorze années de présidence. On ne peut pas les développer toutes mais on peut mentionner :
Après son premier amour (Marie Louise Terrasse, qui allait devenir présentatrice de télévision sous le nom de Catherine Langeais) et en parallèle avec sa femme Danielle (qui fermera les yeux et prendra un amant de son côté), François Mitterrand a eu énormément de relations amoureuses, avec des femmes très célèbres ou au contraire toujours anonymes. Le but de l’énumération n’est pas ici de faire des révélations (c’est connu depuis longtemps) mais de faire comprendre la situation politico-médiatique complexe d’un président de la République menacé par autant de scandales potentiels que de secrets difficiles à endiguer.
Voici donc celles qui ont été les plus marquantes peut-être :
L’héritage de François Mitterrand est donc à la fois riche, crucial pour l’histoire récente de la France et très complexe. Celui de son successeur sera d’une autre nature.
Nous avons vu que Jacques Chirac avait eu un rôle pour le moins paradoxal à l’époque de Valéry Giscard d’Estaing. Devenu à son tour président de la République, ce conservateur gaulliste (très à droite en principe) a en partie modifié le système de la Cinquième République et détricoté certains éléments clés de la souveraineté française. Il est donc assez difficile de trouver une cohérence à son action.
Pour beaucoup de personnes, Chirac est avant tout un personnage devenu populaire grâce à sa bonhomie, à ses caricatures télévisuelles et à certaines phrases étranges comme « c’est loin mais c’est beau » ou l'inverse (« c'est beau mais c'est loin »), qu’il proférait volontiers devant les caméras en arrivant par exemple dans une cour de ferme boueuse. Communication politique un peu artificielle ou conviction de l’amoureux de la France profonde (qui passait de nombreuses heures au salon de l’agriculture) ? On ne tranchera pas. Il pouvait aussi avoir un vrai sens de la répartie. Ainsi, à un homme lui criant de loin « Connard ! » Chirac a fait comme si son interlocuteur s'était présenté en répondant : « Enchanté ! Moi, c'est Chirac ! »
En ce qui concerne les premiers ministres qui se sont succédé pendant que Jacques Chirac était président, trois d’entre eux se situaient dans le camp présidentiel et ont conduit avec Chirac la politique qu’il souhaitait (une forme de gaullisme social de droite, sans grande surprise) : Alain Juppé (1995-97), Jean-Pierre Raffarin (2002-05) et Dominique de Villepin (2005-07).
Cependant, celui qui est resté le plus longtemps à son poste a été un premier ministre de cohabitation : le socialiste Lionel Jospin (1997-2002). L'une de ses mesures les plus emblématiques ont été la mise en place par la ministre Martine Aubry des 35 heures de travail hebdomadaire, ce qui a entraîné des conséquences à la fois positives (une chute très nette du chômage et la libération de davantage de temps libre) mais aussi négatives (la perte de compétitivité pour des entreprises françaises, des difficultés de gestion de certains services publics, notamment hospitaliers) et paradoxales (l’augmentation du stress au travail, quand des employés ont dû gérer plusieurs fonctions en même temps par exemple).
Sur le plan symbolique et historique, Jacques Chirac a fait, deux mois après son élection (été 1995), ce que son prédécesseur n’aurait pas pu faire, pour des raisons que nous avons mentionnées (le risque, pour Mitterrand, de voir sortir dans une telle occasion la fameuse photo où il était décoré par Pétain) : reconnaître la responsabilité française dans la rafle du Vél’ d’Hiv.
Lors d’une visite en Israël, Jacques Chirac a déclenché (peut-être volontairement) un clash mémorable le 22 octobre 1996, au moment où il a décidé (sans avoir prévenu personne) de rencontrer des populations palestiniennes, au grand dam des services israéliens, qui voulaient l’en empêcher, ce qui a déclenchée la célèbre colère de Chirac, exprimée sans filtre (et dans un anglais qui n’est ni celui de Cambridge, ni celui d’Oxford) : « What do you want ? Me to go back to my plane and go back to France ? (…) This is not a method. This is provocation ! ».
Sa politique étrangère a aussi été marquée par son refus (en mars 2003) de soutenir l’intervention américaine en Irak, ce qui mérite de l’attention. Dans l’absolu, c’était certainement légitime, notamment par rapport aux prétextes mensongers avancés par le secrétaire d’État américain Colin Powell (brandissant une soi-disant fiole d’anthrax devant l’assemblée de l’ONU en février 2003), pour justifier la décision du président George Bush Jr d’attaquer l’Irak. C'était légitime aussi parce que cette attaque s’est révélée contre-productive : même s'il était souhaitable que le terrible dictateur Saddam Hussein (qui massacrait notamment des Kurdes) tombe, il était dangereux de déstabiliser à ce point l'Irak, qui est effectivement devenu par la suite (à partir de 2006) le foyer de l’État islamique (Daech) – tout comme, plus tard (en 2011), l’opération militaire en Libye (cette fois-ci avec la volonté de Nicolas Sarkozy) déstabilisera durablement plusieurs pays du Sahel (où la France perdra en plus de précieux alliés). Dans cette optique, Jacques Chirac avait donc raison de s’opposer à l’intervention militaire en Irak. Certes, Saddam Hussein était évidemment un dictateur sanguinaire (autrement pire que les dirigeants des pays qui l’ont attaqué) mais c’était une erreur de lancer une telle opération sans planifier très sérieusement les conséquences.
Néanmoins, on peut remarquer que la politique étrangère et défensive de Chirac était risquée.
Le découplage de la France par rapport à ses alliés aurait dû être préparée par un renforcement majeur des instruments de la souveraineté nationale, pour avoir véritablement les moyens de s’affranchir du parapluie militaire américain (dont personne ne pouvait douter, à l’époque). Pourtant, Jacques Chirac a plutôt décidé de faire l’inverse, du moins en apparence – parce que, pour être juste, il faut aussi préciser qu'il avait quand même des raisons objectives de démanteler certaines composantes de la défense militaire.
En ce qui concerne la politique de défense, Chirac a fait un choix spectaculaire en 1996 : il a suspendu (sans l’abolir véritablement) le service national en 1996. C’était donc un affaiblissement très important de l’armée française en termes de masse. Cependant, beaucoup d’officiers considéraient déjà que le dispositif tel qu’il était ne correspondait plus aux besoins d’une guerre moderne, en plus du problème de son coût extrêmement élevé.
Il faut aussi replacer cette décision dans la perspective de l’effondrement de l’URSS (1991) suite à la chute du mur de Berlin (1989) : le chercheur américain en sciences politiques Francis Fukuyama avait popularisé l’idée (qui s’est révélée illusoire) d’une « fin de l’histoire » – concept déjà développé bien avant, en référence à Hegel, par le philosophe français d’origine russe Alexandre Kojève (encore un agent du KGB et on comprend bien, d’ailleurs, l’intérêt pour la Russie de cultiver en occident l’idée qu’il n’y avait plus de menace). Un gouvernement ne pouvait plus justifier le maintien de dépenses militaires importantes puisqu’on croyait que la Guerre froide était terminée définitivement. Les effectifs militaires ont alors commencé à fondre comme neige au soleil, tout comme les équipements.
Pourquoi les officiers supérieurs français
parlent-ils d'une « armée bonsaï » ?
Prenons l'exemple des chars de combat. La France est passée en trente ans de 1349 à 222 chars, soit moins que des pays comme l’Éthiopie, le Bangladesh ou l’Érythrée. Certes, il ne s’agit ni du même matériel, ni de la même situation géostratégique (la France a essentiellement développé une armée de projection sur des théâtres d'opérations lointains, en plus de sa dissuasion nucléaire destinée aussi à être projetée) ; mais si l’on compare les 222 chars français aux 3620 chars égyptiens (16 fois plus), force est de constater que la France a fait le choix de réaliser des économies drastiques, notamment pour préserver la paix sociale. C'est ainsi qu'elle a finir par avoir ce que beaucoup d’officiers supérieurs français appellent une « armée bonsaï » : disposant de toutes les armes (surtout très sophistiquées) mais d’une façon échantillonnaire (jusqu’au sursaut imposé par l’agression russe de 2022 en Ukraine). C'est une armée qui est devenue adaptée à l'envoi de corps expéditionnaires pour intervenir ponctuellement dans un conflit lointain mais qui ne pourrait tenir qu'un front de 80 km pendant une seule semaine dans une guerre de haute intensité telle que la guerre russo-ukrainienne (qui dure quant à elle depuis 170 semaines sur 1000 km de front). Cette situation géopolitique nouvelle a donc logiquement imposé un sursaut à la France comme au Royaume-Uni (pays qui est dans une situation analogue) et comme en Allemagne (qui avait en plus renoncé au droit moral de combattre depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale).
Tous les présidents depuis Mitterrand (Giscard d’Estaing avait encore fait le choix de réévaluer un peu les dépenses militaires) ont sacrifié la dépense pour faire des économies mais Chirac – censé être gaulliste – est sans doute celui qui a le plus accéléré ce processus de réduction des dépenses militaires, peut-être parce qu’une Russie dirigée Boris Eltsine ne semblait plus devoir faire peur à personne.
Chirac avait-il raison de ne pas se méfier
de la Russie de Boris Eltsine ?
L’alcoolique Boris Eltsine, titubant, dansant et riant, ne semblait pas bien dangereux. Pourtant, entre deux éclats de rire, Eltsine avait dit à l’oreille de Bill Clinton : « Allez, donne-moi l’Europe ! ». On pourrait croire à une blague mais cela révèle plutôt la constance d’un objectif russe ultime de contrôle direct ou indirect de toute l’Europe, même si la forme prête à sourire.
Autre indice d’une volonté impérialiste maintenue (malgré la forme folklorique de sa communication) : Eltsine, se sentant décliner, s’était choisi comme successeur un officier des services secrets, qu'il a nommé premier ministre. C’était un choix révélateur de la part de Eltsine, qui savait qu’il confiait son immense pays à un ancien petit truand de Saint-Pétersbourg, connu au KGB pour son impulsivité (d’ailleurs limité par cela dans sa carrière d’espion, comme aime à le rappeler un autre ancien officier du KGB, mais beaucoup plus sympathique : Serguei Jirnov). Dès le coup de téléphone de Boris Eltsine lui annonçant la nomination de ce nouveau premier ministre (au début du mois de septembre 1999), Bill Clinton avait tenté immédiatement de le mettre en garde sur ce choix qu’il savait dangereux pour la Russie et pour le monde, grâce au travail de la CIA. Nous verrons plus loin que Chirac, lui, n’avait pas semblé se méfier de Vladimir Poutine, bien au contraire.
Le désarmement du plateau d’Albion (où se trouvaient les missiles terrestres de moyenne portée) en 1998 a été le seul et unique exemple dans l’histoire d’un pays qui possédait une composante nucléaire sol-sol mais qui la démantelait. Cette décision relevait probablement du souci d’économie que nous avons mentionné ; mais elle avait quand même aussi une justification stratégique : c’était le moment où la défense nucléaire française avait vocation à devenir entièrement mobile (grâce à des avions bombardiers et à des sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire) pour être beaucoup moins localisable et pour pouvoir se rapprocher de n’importe quelle cible dans le monde, afin d’être pleinement dissuasive.
Sur le plan militaire, on peut donc trouver des explications aux choix du président Chirac, même si ces choix assez radicaux peuvent apparaître étranges quand on sait qu’il est censé avoir été le seul président se réclamant fortement du gaullisme entre Georges Pompidou et Emmanuel Macron.
Si la politique militaire de Chirac peut, donc, trouver des explications, il est plus difficile de justifier son démantèlement des institutions de la Cinquième République. En remplaçant le septennat par le quinquennat en 2000 (cette mesure s’est appliquée en 2002), Chirac a profondément altéré – et sans doute fragilisé – le système de la Cinquième République : la durée de son mandat étant raccourcie, le président de la République est davantage exposé à la proximité de l’élection suivante et encore plus dépendant de la vie de l’Assemblée nationale, dont le rythme électoral est désormais le même.
On peut quand même trouver deux explications : d’une part, les cohabitations s’étaient multipliées depuis les quinze dernières années (avec notamment celle que Chirac a dû accepter deux ans à peine après le début de son premier mandat, Lionel Jospin étant premier ministre de 1997 à 2002) ; d’autre part, Chirac espérait peut-être être réélu plus facilement pour cinq ans plutôt que pour sept ans supplémentaires (ce qui ne justifiait bien sûr pas une modification de l'institution présidentielle).
Cela a effectivement été le cas en 2002, avec l'élection facile de Jacques Chirac face à Jean-Marie Le Pen.
En tout cas, le passage au quinquennat semble avoir contribué à affaiblir le pouvoir présidentiel en l’exposant davantage, même si tous les avis sont possibles sur une telle décision.
Il est difficile de comprendre pourquoi Jacques Chirac, après avoir exigé davantage d’indépendance à l’égard des Américains (en 2003), s’est laissé instrumentaliser par Vladimir Poutine (en mai 2005) lorsqu’il a été invité à Moscou pour inaugurer une immense statue de Charles de Gaulle. Cela aurait certes pu passer pour un hommage grandiose au gaullisme. En réalité, il faudrait plutôt y voir, au contraire et paradoxalement, un dévoiement grave du gaullisme donc de l’histoire de France.
A posteriori, il est difficile d’imaginer que Vladimir Poutine souhaitait ardemment glorifier la fermeté et l’indépendance radicale d’une France qu'il associe aujourd’hui chaque jour au satanisme et au nazisme, par la bouche du présentateur vedette (Vladimir Soloviev) de la télévision d'État russe (qu’il contrôle) et de l’ancien président fantoche Dmitri Medvedev, précisément parce que la France veut rester indépendante et défendre le droit d'une nation à faire de même. N'est-ce pas le fond même du gaullisme qui déclenche cette colère folle dans le camp de Poutine ? Alors pourquoi cette statue de Charles de Gaulle et pourquoi avoir fait venir précisément Jacques Chirac ?
Ce qui permet d’être sûr qu’il s’agissait bien d’une grossière manipulation est que Vladimir Poutine a toujours souhaité une logique bipolaire qui le flatte (parce qu'il n'a pas su valoriser autrement le territoire le plus grand et le plus riche du monde en ressources naturelles) : il considère que le monde doit être partagé entre la zone d’influence américaine et la zone d’influence russe (incluant toute l’Europe dans son idéal, donc niant toute indépendance, même bien en deçà du sens gaulliste). Il voit donc les autres pays comme des vassaux : soit de la Russie, soit des États-Unis d’Amérique. Aucune place pour des peuples souverains défendant une nation indépendante dans l’esprit de Poutine, à part un rôle éventuel de zone tampon (en généralisant l’idée d’une Finlande neutre par volonté extérieure donc sans souveraineté complète, que Staline avait fait avaler au naïf Roosevelt). Son modèle Staline – qu’il valorise énormément par opposition à Lénine qui avait donné son indépendance à l’Ukraine par exemple – avait conçu le pacte de Varsovie non comme un pacte défensif entre nations libres (ce qu’est l’OTAN) mais comme un moyen de contrôle de petits États par un grand État. Le pacte de Varsovie est peut-être le seul exemple, dans l’histoire, d’une alliance militaire ayant surtout permis des agressions internes (les interventions armées de l’URSS contre ses pays satellites à la moindre velléité d'indépendance ou de liberté individuelle). Aujourd’hui encore, Poutine considère que le sort de l’Ukraine doit être fixé de l’extérieur par un accord entre la Russie et par les États-Unis, sans considération de la volonté souveraine du peuple ukrainien lui-même. Cela cadre mal avec la valorisation d’un de Gaulle défenseur de la souveraineté de son peuple et de l’indépendance de son pays.
La vraie motivation de Vladimir Poutine était évidemment autre : s’il tenait, en 2005, à féliciter Jacques Chirac en l’associant à la construction d’une image d'un Charles de Gaulle réduit à un anti-américanisme supposé (alors que, rappelons-le, son souci d’indépendance à l’égard des Américains ne signifiait pas qu’il renonçait à voir que l’ennemi potentiel était du côté russe), c’était suite à son refus de soumission aux Américains en 2003. On peut supposer qu’il a fallu effectivement deux ans pour fabriquer cette immense statue.
Si le choix de Chirac en 2003 (de ne pas accepter de participer à l’intervention en Irak) était légitime et a priori honnête, laisser interpréter cela comme de l’anti-américanisme voire comme le choix du camp russe n’avait plus rien de légitime. C’était surtout un travestissement de l’histoire : certes, de Gaulle a parfois refusé la soumission aux Américains mais il a toujours dénoncé avec beaucoup plus de virulence l’impérialisme russo-soviétique.
La situation géographique de cette fameuse statue aurait pu mettre la puce à l’oreille de Chirac : entourée par l’hôtel Cosmos (ce mot désignant l’espace rappelle certainement une forme de suprématie russe avec la réussite de Spoutnik, d’autant plus que le Musée mémorial de l’astronautique est juste à côté) qui forme un demi-cercle autour d’elle (donc la circonscrit), elle fait surtout face au Centre panrusse des expositions. Or, la notion d’espace « panrusse » est liée à une vision concentrique et impérialiste des pays voisins par la Russie soviétique puis poutinienne. Elle suppose un contrôle par la Russie d’autres pays simplement parce qu’une minorité y parle russe. D’où un certain nombre d’interventions militaires – comme si la France envahissait de temps en temps la Belgique ou la Suisse pour défendre les francophones contre les néerlandophones ou contre les germanophones. Les lecteurs trouvant exagérée cette inquiétude générée par l’adjectif « panrusse » sont invités à se demander s’ils auraient accepté qu’une statue d’un chef d’État français soit placée devant un centre « pangermanique », pour ne prendre qu’un exemple qui pourrait faciliter la compréhension du problème. Les mots ont un sens et, surtout, un contexte idéologique. La position – peut-être symbolique – de la statue de De Gaulle peut donc interroger, surtout avec le recul dont nous disposons aujourd’hui sur la conception poutinienne de l’indépendance des États autres que le sien.
Il faudrait beaucoup d’imagination pour croire que Poutine voulait faire partager à Chirac son admiration pour de Gaulle en tant que chef d’État européen soucieux de l’indépendance souveraine de son pays. Il faut moins d’imagination pour considérer qu’il s’agissait d’une relecture de l’histoire visant à faire croire que de Gaulle préférait la Russie soviétique aux États-Unis d’Amérique et à la Communauté européenne alors en construction, voire qu’il était compatible avec l’idée d’une Russie asservissant ses voisins en les réduisant au rang d’États-satellites dans un espace panrusse qui, comme le rappelle périodiquement Poutine, n’a pas de frontière : c’est partout où l’on parle russe, aime-t-il expliquer. Or si Roosevelt a accepté l’asservissement par Staline de plusieurs États voisins et la neutralité forcée d’autres États, cela n’a été le cas ni de Winston Churchill, ni de Charles de Gaulle (qui a par exemple fermement condamné l’intervention russe de 1968 en Tchécoslovaquie).
En mettant une pression inhabituelle sur le président français nouvellement élu Nicolas Sarkozy (mais nous n’irons pas plus loin pour ne pas aborder l’action trop récente des derniers présidents) et sur la chancelière allemande Angela Merkel en 2007, voire en les effrayant peut-être personnellement, pour (toujours peut-être) obtenir leur refus (au sommet de Bucarest, en avril 2008) de laisser l'État indépendant qu’est l’Ukraine adhérer à l’alliance purement défensive qu’est l’OTAN (afin d’avoir le champ libre en 2014 et en 2022 après l’intervention-test en Géorgie dès août 2008 – un peu comme les accords entre Staline et Hitler en août 1939 ont permis à ce dernier de prendre sa part de la Pologne dès septembre 1939), Vladimir Poutine a confirmé que le véritable gaullisme (la défense d’une nation que veut occuper un envahisseur impérialiste brutal auquel il faut résister coûte que coûte) est ce qu’il déteste logiquement le plus – donc ce dont les nations souveraines et démocratiques ont effectivement le plus besoin.
Jacques Chirac a ainsi été plutôt naïf face à Vladimir Poutine, dont il avait quand même repéré avec amusement d’étranges techniques de manipulation psychologique (une forme d'imitation en miroir qui devait effectivement être cocasse). Plus généralement, parmi les cinq premiers présidents de la Cinquième République, Chirac est peut-être celui qui s’est le plus éloigné de l’esprit gaullien qui avait inspiré ce régime politique français.
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