L’État australien fait partie du club très fermé (heureusement) des pays qui ont tenté de réduire la présence d'une ethnie (comme l’Allemagne nazie, les États-Unis, le Canada, la Chine populaire et quelques autres) ou de la rendre presque invisible (comme l'Algérie, pour les Berbères).
Les Aborigènes australiens ont subi une tentative de dissolution biologique et culturelle très poussée. Beaucoup de victimes de cette politique sont encore vivantes aujourd’hui et les faits sont désormais bien connus.
Cet article se propose d'expliquer brièvement comment cette politique raciale a été menée et de donner un aperçu de la richesse des cultures aborigènes d'Australie qui ont failli disparaître (comme celles de l'Amérique précolombienne, avec qui elles partagent peut-être certains points communs).
Par C. R.
Publié le 17/09/2021
Dernière modification le 21/11/2024
Le drapeau aborigène, conçu en 1971 par un artiste appartement à un peuple d’Australie centrale : Harold Thomas. Il comporte trois éléments : la bande noire représente le peuple aborigène ; la bande rouge correspond à la terre australienne et le disque jaune, au soleil. L’athlète Cathy Freeman a fait scandale en 1994 en portant ce drapeau dans son tour d’honneur aux Jeux olympiques. L’année suivante, cependant, il a été considéré officiellement comme l’un des drapeaux de l’Australie.
Jusqu’à 1967, les Aborigènes n'ont tout simplement pas été recensés, ce qui montre juridiquement que pour l’État australien, ils ne faisaient pas partie des citoyens du pays. C’est donc en 1967 qu’un référendum va donner à la population australienne l’occasion d’opter pour un recensement des Aborigènes parmi les autres habitants.
Jusqu’à 1992, les Aborigènes n’avaient pas de droits fonciers. C’est cette fois un jugement qui, à cette date, leur a enfin accordé des droits fonciers.
Jusqu’à 2008, le gouvernement australien n’a pas manifesté de regrets pour les faits qui vont être racontés dans la suite de cet article, pourtant médiatisés à partir du rapport de 1997 : Bringing them home. Il a en effet fallu attendre le 13 février 2008 pour que Kevin Rudd, le premier ministre travailliste de l’Australie, fasse un discours important pour instaurer un « Nouveau commencement ». Il a déclaré notamment : « À partir d’aujourd’hui, le temps du déni, le temps du retard, a enfin pris fin » et il a demandé officiellement des excuses au peuple aborigène.
Nous allons voir qu’il y avait largement de quoi.
Entre 1869 et 1969, les enfants issus d’un métissage entre Blancs et Aborigènes (c’est en général la mère qui était aborigène) ont été massivement déportés pour être soustraits à leur famille.
Concrètement, ils étaient tout simplement enlevés.
Des décennies de politiques successives, de droite comme de gauche, ont cautionné ces enlèvements, prévus par la loi pour les métis (half-castes).
L’objectif n’était pas de mélanger les populations mais d’en dissoudre une – et une seule –génétiquement et culturellement, en l’assimilant biologiquement (par la reproduction qui devait assurer une dissolution génétique des caractères aborigènes) et socialement (par un nouvel environnement familial et social) des métisses à un groupe jugé supérieur. Il s’agissait donc d’une forme d’eugénisme.
L’eugénisme est une pseudo-science (parmi d'autres au XIXe siècle) inventée par l’Anglais Francis Galton, géographe, anthropologue et inventeur de démarches statistiques certes valides mais appliquées aux êtres humains avec des préjugés racistes qui ne lui permettaient pas de prendre conscience de ses erreurs de raisonnements – comme souvent lorsqu’on veut appliquer aveuglément des données chiffrées à des groupes d’êtres humains. Pour mieux comprendre, il faut lire un petit ouvrage (passionnant et très accessible) du généticien Albert Jacquard : Au péril de la science (voir sa couverture ci-contre), qui dénonce les pseudo-sciences interprétant des mesures (avec des pourcentages, des tableaux et des courbes réalisés de façon rigoureuse) mais sans comprendre que les instruments de mesure ou les raisonnements sont faux. C'est un peux comme si l'on mesurait avec une grande exactitude la vitesse moyenne parcourue par une Ferrari rouge et par une Dacia bleue sur un circuit automobile, pour en tirer toute une série de statistiques très précises, afin d'établir la preuve indéniable et chiffrée que la peinture rouge rend les voitures plus rapides que la peinture bleue.
Ces enlèvements d’enfants à répétition ont eu de multiples effets négatifs. Sur les enfants enlevés d’abord, avec évidemment souffrances psychologiques destructrices. Les Amérindiens du Canada ont également subi ce genre de situations destructrices psychologiquement (et culturellement) jusqu’à une période assez récente.
Quant aux sociétés aborigènes où ces enfants étaient régulièrement enlevés, elles tendaient aussi à se fragiliser et à s’effriter.
Il faut noter qu’après la Deuxième Guerre mondiale, la notion d’eugénisme – ayant subi la terrible publicité du nazisme qui l’avait appliquée à la lettre – a dû être remplacée en Australie par un objectif d’assimilation sociale mais aussi culturelle : il a alors été question de remplacer l’animisme par le christianisme – grâce à cet éparpillement forcé des individus.
Même si une telle politique est indéfendable (du point de vue fondamental de la dignité humaine et du bien-être des individus), il est important de bien la caractériser, sans céder à la tentation de l’amalgame (qu’il faut laisser aux extrémistes, plus soucieux d’économiser leurs neurones que de les mettre en action).
La politique australienne était raciste mais totalement différente des politiques racistes les plus célèbres : l’Apartheid en Afrique du sud, les lois Jim Crow aux États-Unis et les lois de Nuremberg dans l’Allemagne nazie. Dans ces trois exemples, l’objectif était de chercher la séparation – la ségrégation voire l’élimination – au nom du mythe de la pureté raciale, illustré par exemple par l’ancienne règle américaine de « l’unique goutte de sang » (One-drop rule), qui aboutissait à considérer comme noire une personne blanche qui avait un seul arrière-arrière-arrière-grand-parent noir et trente-et-un arrière-arrière-arrière-grands-parents blancs... [note de l'auteur : arrière ne prend pas de s dans ce cas].
Les gouvernements australiens qui se sont succédé n’ont au contraire pas voulu mettre à part les métis mais les faire disparaître par la dissolution génétique et culturelle.
Existe-t-il aujourd'hui des pays qui se définissent par une appartenance ethnique homogène ?
L'Allemagne d'Hitler n'est heureusement plus qu'un lointain souvenir. Pourtant, il existe encore un pays – un seul dans le monde actuel – qui défend officiellement une doctrine ethno-nationaliste : la République populaire démocratique de Corée, autrement dit la Corée du Nord (qui n'est bien sûr pas démocratique, comme tous les pays dont le nom officiel met en avant cette caractéristique fictive).
Son nationalisme ethnique est lié à une idéologie qui associe la nation au dirigeant et à sa famille : si la nation est indissociable de la famille Kim, les Coréens du Nord doivent ressembler un minimum à ses représentants ; mais pas trop quand même, pour permettre l'idéalisation (c'est un spectacle toujours surprenant de voir une foule sautiller fébrilement et pleurer dès qu'apparaît Kim Jong Un).
C'est pourquoi il est à la fois interdit de porter le même type de vêtements ou la même coiffure que Kim Jong Un en Corée du Nord (mais c'est autorisé partout ailleurs dans le monde, pour ceux qui le souhaitent) et obligatoire de se soumettre à une certaine uniformité dans l'apparence. Des coupes de cheveux ont ainsi été définies très précisément : 15 pour les hommes (dont les cheveux ne peuvent en tout cas pas dépasser 5 cm pour les hommes jeunes et 7 cm pour les plus âgés) et 18 pour les femmes. Les cheveux blancs sont interdits, sans doute pour s'assurer que tout le monde aura bien les mêmes cheveux noirs. Le souci d'homogénéité physique va donc très loin et ne se limite pas aux choix capillaires puisque la dimension ethnique est prise en compte.
Les cultures aborigènes (ils parlent quatre cent langues différentes et ont des cultures très diverses) sont peu connues mais particulièrement étonnantes. Même à Paris (à de nombreuses heures d’avion de l’Australie donc), au musée du quai Branly, on peut avoir un aperçu de l’étrange beauté de l’art de ces peuples.
Leur technologie présente aussi un intérêt : le concept du boomerang mérite le détour (même si tout le monde n’a pas forcément un niveau scientifique suffisant pour savoir en décrire le fonctionnement dynamique et la trajectoire géométrique...).
Les Aborigènes ont surtout un système de pensée bien à eux (transmis par une tradition orale et par des peintures rupestres), complexe et difficile à comprendre (sauf à se contenter de le placer rapidement sous l'étiquette globale animisme) : le Rêve ou Temps du rêve (Dreamtime), un modèle cosmologique qui est le fondement de leur façon de vivre et d’organiser leur société. Procédons donc par étapes (et par simplifications) pour éclairer un peu cette notion de Rêve au sens aborigène.
L’anthropologue française Barbara Glowczewski le définit ainsi : « Le Dreamtime ou Dreaming est un espace-temps parallèle à la temporalité humaine et avec lequel la vie sur terre entretient une relation de feedback ». D'après les Aborigènes, ce Temps du rêve (spirituel) est une sorte d'espace temps parallèle (de nature spirituelle voire sacrée) et il est possible de communiquer (par télépathie) avec les esprits qui le peuplent pour comprendre les signes que constituent les objets et les événements du monde matériel.
Cependant, l'expression Temps du rêve est souvent critiquée car elle laisse entendre qu'il s'agirait d'un temps révolu. C'est pourquoi il vaut mieux utiliser la notion de Rêve (tout court). En effet, pour les Aborigènes, nous sommes dans un flux temporel en perpétuelle évolution, dans lequel le passé, le présent et le futur sont fortement reliés : pour eux, le passé reste présent d’une certaine manière, toujours actif dans le présent où il a laissé des traces donc, et il le sera aussi dans le futur, déjà préfiguré.
Leur récit de la création du monde peut se résumer ainsi (très schématiquement et pour en donner une idée plutôt que pour prétendre en restituer la nature exacte ou la signification la plus juste). Après un déluge, quand la terre a émergé, ine entité supérieure est venue du ciel : Bajame (, qui, par son Rêve, a fait émerger (du ciel, de l'océan et de la terre) des êtres qui avaient la particularité d'être hybrides (par exemple homme-lézard, homme-rocher). Si ces derniers ont disparu, leurs rêves (ou leurs esprits) seraient toujours présents sous la surface de la terre (d'où la notion de rochers sacrés, comme Uluru que les Anglo-Saxons appellent Ayers Rock) et accessibles par une communication onirique ou télépathique.
Il y a aussi le Wagyl, le Serpent arc-en-ciel, une sorte de dragon associé à l'eau (son signe est l'arc-en-ciel) qui a combattu avec le soleil dans le Temps du rêve et qui a formé certaines configurations terrestres (dunes, vallées, baies, lacs, forêts...).
Un dragon bouddhiste tibétain... en Bourgogne, au centre Paldenshangpa La Boulaye (ou temple des mille Bouddhas, premier temple bouddhiste tibétain d'Europe) : un exemple de dragon multicolore rappelant le Serpent arc-en-ciel aborigène (ils ont tous deux une grande puissance créatrice) et le Serpent à plumes mexicain. Ces dragons asiatiques, amérindiens et océaniens unissent symboliquement le ciel et la terre (le serpent associé à la reptation au plus près de la terre est situé dans le ciel par ses plumes ou par les couleurs de l'arc-en-ciel) : positifs et unifiants, ils diffèrent donc fortement des dragons judéo-chrétien dualistes qui opposent le corps terrestre (le serpent diabolique) à l'esprit céleste (l'ange ou l'archange qui le combat).
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Le Serpent arc-en-ciel des Aborigènes d'Australie (le Wagyl) peut rappeler un autre reptile venu du ciel vénéré sur un autre continent : le Serpent à plumes, le Kukulcan dont la pyramide, à Chichen Itza (au Mexique), projette l'ombre ondulée au moment des équinoxes et fait entendre le son grâce à des propriétés acoustiques stupéfiantes. Il faut remarquer, au passage, la présence des dragons dans des cultures très éloignées les unes des autres (au Tibet – voir la photo ci-contre – , en Chine, en Europe, en Inde, au Moyen-Orient, en Amérique...), avec des sauroctones (« tueurs de lézards ») très divers dans des récits grecs, indiens, celtes, germaniques, chrétiens, etc. : Apollon (dont le combat avec Python peut rappeler celui entre le soleil et Wagyl chez les Aborigènes), Cadmos, Indra, le roi Arthur, Siegried, saint Georges, saint Michel, sainte Marthe (maîtrisant la Tarasque) et beaucoup d'autres.
Longtemps, l’État australien a totalement méprisé les peuples aborigènes et leurs cultures, préférant organiser une importante immigration sur un critère essentiellement racial (la blancheur de peau) et implicitement ou indirectement culturel (le christianisme, fondé sur d'autres récits), afin de les supplanter. L'absence des Aborigènes dans les recensements d'avant 1967 est une preuve suffisante de ce mépris absolu à cette époque pourtant récente.
Jusqu’en 1868, le colonisateur anglais a peuplé l’Australie – le territoire de son empire le plus éloigné de Londres – par la déportation des condamnés britanniques (convicts). Les Australiens blancs sont donc en très grande partie descendants de repris de justice.
Il a fallu ensuite trouver une autre source pour peupler cet immense pays. D’où l’idée de l’immigration blanche sélective (White Australia Policy) qui a été organisée de 1861 à 1973.
Ce type de politique a pu durer plus d’un siècle, quelle que soit la couleur politique des gouvernements successifs car elle était vue favorablement aussi bien par la gauche que par la droite : les nationalistes étaient rassurés par cette politique xénophobe et les syndicats de travailleurs étaient rassurés, eux aussi, par cette politique qui leur évitait la concurrence d’autres travailleurs.
Certains Chinois ont quand même réussi à s’installer en Australie mais ils ont dû faire face à des épreuves clairement discriminatoires : les examens avaient lieu en anglais mais s’ils s’avisaient de trop bien maîtriser cette langue, l’épreuve pouvait finalement se dérouler... dans une autre langue européenne, histoire de leur savonner la planche. D’ailleurs, même quand ils parvenaient à réussir l’examen d’entrée dans le pays, il leur était malgré tout interdit d’exercer certaines professions. Un grand classique dans les divers systèmes discriminatoires.
Voici par exemple trois articles intéressants et divers (mais il y a désormais beaucoup d’autres articles, ainsi que des romans et des films, sur le triste passé de l’Australie) :